Le goût du vin, faut-il brûler Parker ?
Le goût des moyens financiers.
Difficile d’expliquer la différence entre chaque cru seulement en tenant compte de la notion de terroir. Les moyens financiers dont dispose chacun des crus sont un paramètre fondamental à la réussite qualitative. Le prix d’un pressoir pneumatique, d’une cuverie thermo-régulée ou d’une simple barrique, n’a pas la même importance pour un cru classé du médoc et pour une propriété de l’Entre-Deux-Mers.
En cumulant tous les investissements que doit réaliser une propriété pour améliorer encore et encore la qualité, on obtient une somme envisageable pour une seule poignée de propriétaires. A Bordeaux , tous les chemins mènent aux crus classés : le patrimoine des propriétés familiales est suffisamment important pour supporter de tels investissements. Quant aux propriétés d’une compagnie d’assurance ou d’un groupe industriel, rien n’est trop beau pour la “danseuse”.
Les coûts de revient à Cos d’Estournel sont de l’ordre de 70 FF par bouteille (dixit Jean Guillaume Prats -1994- actuel directeur de l’exploitation). Comment fait-on quand on vend 25 FF la bouteille ? Que deviendrait notre cru préféré en “Bordeaux supérieur” si on lui allouait un budget de 70 FF par bouteille ? Que deviendrait Cos imposé à 12 ou 15 francs de coût de revient ? Quelle position aurait Yquem sans 10 passages de vendanges dans les vignes (tries) ?
Ce paramètre financier ne peut être ignoré. Et si les questions ci-dessus n’auront jamais de réponse précise, on peut se satisfaire de l’exemple de crus classés qui, en changeant de main, ont fait peau neuve. Leurs vins, du jour au lendemain, sont devenus méconnaissables ( Lascombes et Lagrange dans les années 85, et plus récemment l’Angélus).
Le goût de la politique économique.
Il n’y a pas si longtemps, le vin était vieilli longtemps avant d’être consommé. La charge financière incombant à cette culture était lourde à supporter. Plus tard, la réalisation de seconds vins, outre l’amélioration qualitative du premier, a promis de générer très tôt des flux financiers. On les a désignés comme les vins à boire en attendant le vieillissement du grand vin. Ils ont également permis de financer l’élevage des premiers. Plus récemment, après la trilogie 88,89,90, la crise qualitative des millésimes suivants a pu détourner l’attention de consommateurs qui avaient beaucoup investi sur les millésimes précédents. La politique alors choisie a été de vinifier des vins “jolis”, souples, soyeux, prêts à boire plutôt que de chercher à extraire l’inextricable et de faire des vins déséquilibrés comme en 1984 ou 1987. Le slogan était de boire les petites années en attendant les grandes. Les 97, mais surtout les 95 et 96, millésimes exceptionnels, sont, malgré leur richesse, soyeux, flatteurs, prêts à boire. Parallèlement, on entend à Bordeaux , que plus vite les vins seront bus, plus vite les caves seront renouvelées. Alors, l’oenologie est-elle si bien maîtrisée que les vins atteignent la perfection et peuvent être consommés à peine l’élevage terminé ? Ou bien les caprices économiques demandent-ils à l’oenologie de travailler des vins prêts à boire ?… Et si l’avantage de plus en plus probant du Merlot dans les assemblages était en adéquation avec cette politique?…
Le goût des autorités médiatiques.
Rien de nouveau à annoncer sinon que la “Parkérisation” des vins existe bel et bien. Les notations de l’avocat sont tellement institutionnelles qu’elles en régissent le profil de bon nombre de crus.
En revanche, les fermentations malo-lactiques en barriques sont beaucoup plus récentes. Il ne fait aucun doute, aujourd’hui, après de multiples concertations de professionnels, qu’elles n’apportent rien sinon de mieux présenter les vins lors des dégustations des primeurs au mois de mars. Cette situation, miséricordieuse, remet en question les présentations en primeur des vins. Autrefois réservées aux seuls professionnels, elles sont, aujourd’hui, le rendez-vous incontournable de toute la presse qui se voit jouir d’une offrande privilégiée.
Autrefois, les professionnels étaient essentiellement les négociants appelés à se positionner sur leurs achats. Parce qu’ils étaient régulièrement dans le vignoble et qu’ils connaissaient les propriétés, ils étaient capables de déguster un vin en cours d’élevage et en apprécier ses futures qualités. Malheureusement, beaucoup de nouveaux négoces, essentiellement étrangers, ne sont pas capables d’une telle appréciation et la presse, sauf cas particulier, pas davantage.
Les vins sont depuis 3 mois en barriques et ils y séjourneront 12, 15 ou 22 mois. La gestion des simples soutirages demande déjà beaucoup d’expérience au maître de chai : que penser de l’appréciation du profane dans de telles conditions ? N’ai-je pas lu un journaliste célèbre stupéfait de déguster un second crû classé sec et maigre après mise en bouteille alors que les vins se présentaient superbement en primeur ? N’ai-je pas lu dans le guide du Gourou l’appréciation de vins de très grande classe, notés austères et rustiques en primeur ?
Il n’est pas étonnant que les vignerons s’efforcent par tous les moyens de présenter les meilleurs vins. La fermentation malo-lactique en barrique, en assouplissant les vins, fondant davantage le boisé et accordant temporairement plus de plaisir que le même vin faisant sa “malo” en cuve et entonné après, fait l’unanimité des dégustateurs. Pourquoi s’en priver ?
Les vins prennent-ils vraiment le bon chemin ?
Deux points méritent réflexion dans ce bilan.
- Ce style musclé, grosse artillerie et parallèlement prêt à boire ne fait-il pas le jeu des appellations du sud de la France ou étrangères ? Pourquoi un Montus se distingue-t-il dans une dégustation aux Etats Unis au milieu des meilleurs crus classés Médocains ? Comment expliquer que, lors de la célèbre dégustation à l’aveugle de la revue “ Que Choisir ?”, le groupe des dégustateurs confirmés a confondu crus de Bordeaux et de Bourgogne avec des crus Chiliens, Californiens, Espagnols et inversement ? Ne serait ce pas un problème d’identité de terroir ? L’élégance et la finesse des vins français, qui les ont rendus uniques, ne sont-ils pas tout simplement effacées par ces attributs “bodybuilder” qu’on sait développer partout dans le monde. L’élégance ne s’achète pas, par contre, pour la musculation il suffit d’une salle de gym.
- La seconde réflexion concerne le vieillissement des vins vinifiés aujourd’hui. Plongeant dans un ouvrage de Monsieur Franck Dubourdieu ( “Les grands Bordeaux de 1945 à nos jours”) qui reprend également des données gustatives et de longévité des meilleurs crus depuis 1747, on sera étonné de trouver des 1811,1844,1847, 1865, dont la longévité est attribuée jusqu’en 2020, 2030. Pour des millésimes 1921,1926,1929 la longévité est attribuée jusqu’en 2030,2040 : soit entre 110 et 210 ans !
En revanche les 1961 ne seront en forme que jusqu’en 2020 (quoique 80 ans soit honorable), mais les 1988,1989 et 1990 ne sont promis qu’à un avenir modeste de 15 à 40 ans.
Nous pouvons alors reposer la question : sommes-nous en train de boire les dernières bouteilles capables de traverser tout un siècle ?
Les limites de la mémoire.
Dans l’ensemble, il ne s’agissait pas de faire une critique de l’évolution des propriétés et des vins. Il serait difficile de critiquer les progrès effectués, tant nous prenons de plaisir avec tout type de millésimes et d’appellations. Nos aînés ne peuvent peut-être pas en dire autant.
Il s’agissait de faire une analyse des phénomènes internes et périphériques à la viticulture, parce que sur le plan de la dégustation il est impossible de se rendre compte de cette évolution. Le vin est vivant. Il est en constante évolution et il nous est impossible de comparer 10 millésimes différents dans leur présentation après vinification .
Notre mémoire du goût n’est pas suffisamment développée et nous nous habituons, d’une année sur l’autre, aux variations de la qualité du raisin et des vins impliqués par tous les changements cités précédemment. Et ce, d’autant plus que ces variations sont brouillées par l’effet millésime. Mais si nous pouvions déguster les différents millésimes exceptionnels qui se sont succédés au cours du siècle sans qu’ils aient évolué, le changement serait flagrant.
Enfin il faut tenir compte du paramètre culturel. A l’image de la mode, la nouveauté emporte toujours les faveurs, mais une nouvelle nouveauté la détrône. Il n’est pas certain qu’un vin vinifié avec les composantes de 1947 soit apprécié de nos jours. De même, il n’est pas certain que les vins appréciés aujourd’hui seront ceux que les générations futures apprécieront.
Elles vinifieront peut-être autrement. Aujourd’hui on déguste des Cabernet-Sauvignons, Syrah, Pinots, Sauvignons, Semillons, Riesling vinifiés aux quatre coins du monde et ces nouvelles données gustatives influencent forcément la vinification dans les vignobles français.
Les hommes, les moeurs, les cultures changent : les vignobles changent, les goûts changent.
Fabian Barnes
In Vino Veritas
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